samedi 3 mars 2012

3.2 John Steinbeck

Les voitures des émigrants surgissaient en rampant des chemins de traverse, regagnaient l'autostrade et reprenaient la grande voie des migrations, la route de l'Ouest. A l'aube, elles détalaient, pareilles à des punaises; dès la tombée du jour, surprises pas l'obscurité, elles se rassemblaient et venaient grouiller autour d'un abri ou d'un point d'eau. Et parce qu'il se sentaient perdus et désemparés, parce qu'ils venaient tous d'un coin où régnaient la désolation et les soucis, où ils avaient subis l'humiliation de la défaite, et qu'ils s'en allaient tous vers un pays nouveau et mystérieux, instinctivement, les émigrants se groupaient, se parlaient, partageaient leur vie, leur nourriture et tout ce qu'ils attendaient de la terre nouvelle... Quand par exemple une famille campait près d'une source, il arrivait qu'une autre famille vînt s'y installer, à cause de la source ou pas besoin de compagnie, puis une troisième, parce que les deux premières avaient étrenné le coin et l'avaient jugé favorable. Et à la tombée du jour, c'était peut-être vingt familles et vingt voitures qui finissaient pas se trouver rassemblées là.
Vers le soi, il se passait une chose étrange: les vingt familles ne formaient plus qu'une seule famille, les enfants devenaient les enfants de tous. Ainsi partagée, la perte du foyer se faisait moins sensible e le paradis de l'Ouest devenait un grand rêve commun. Et il advenait que la maladie d'un enfant remplît de désespoir vingt famille, cent personnes; qu'une naissance, là sous la tente, tint cent personnes figées toute la nuit dans une crainte respectueuse et qu'au matin la délivrance mît la joie au coeur de cent personnes. On voyait une famille, la veille encore toute apeurée et désemparée, défaire ses paquets à la recherche d'un cadeau pour le nouveau-né. Le soir, assis autour des feux, les vingt n'étaient plus qu'une seule tribu. Tous se soudaient peu à peu en groupes, pour le campement, pour la veillée, pour la nuit. Quelqu'un tirait d'une couverture une guitare, l'accordait et les chansons que tous connaissaient, montaient dans la nuit. Les hommes chantaient et les femmes fredonnaient l'air en sourdine.


Chaque soir un monde se créait, un monde complet, meublé d'amitiés affirmées, d'inimitiés subitement établies, un monde complet avec ses vantards, ses lâches, avec ses hommes calmes, ses hommes modestes et bons. Chaque soir s'établissaient les relations qui font un monde et chaque matin le monde se disloquait à la façon d'un cirque ambulant.


John Steinbeck, extrait de les raisins de la colère, chapitre XVII

(C'est l'histoire d'une famille de payzousses dans les années 30, avec les conséquences de la révolution agricole capitaliste folle folle folle. Alors ils décident de se barrer en Californie, avec tous les rêves d'une vie meilleure... et c'est foutrement bon!!)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire