mardi 10 avril 2012

2.14 LE PINGOUIN (Alaska Highway)




Il y a le calme plat. Et derrière le calme plat, la terre prend de l'altitude, elle gonfle, elle ouvre sa gueule et elle se met à parler. Dans le nord de la Colombie britannique, c'est impressionnant comme ça grouille de voix, ça papote toute la nuit, le pingouin n'a pas la conscience tranquille. Il y a ces grand piafs noirs qui murmurent des formules magiques, il y a des grognements de monstres à poil dans les bois, que dis-je, dans les grands espaces. Il y a de l'écho. Dans les grands espaces verts, on entend l'eau qui s'échappe des icebergs, puis on entend les icebergs gémir en perdant tout leur sang (un iceberg n'aime pas le soleil, surtout quand il est brûlant). Le pingouin est dans ce fameux bus de l'armée désaffecté. La petite Acadienne sort les chiens. Son « chum » albertain sort pisser un coup. Ils se sont arrêtés pour la nuit, histoire de prendre une pause, histoire de mettre un peu de côté le Snake. Il y a un pont qui enjambe une rivière et une clairière à côté.
Au moins personne ne les emmerdera.

Le pingouin fait un tour sur lui-même. Il n'y a pas un bruit. C'est calme comme la mort.

A l'entrée du pont, il y a un panneau qui raconte qu'ici, à cet endroit même, des hommes se sont rencontrés. Qu'ici, à cet point, la route s'est jointe, que désormais (comme c'est merveilleux!) l'Alaska Highway était achevée, que (enfin!) les Ricains pouvaient amener plein plein plein de munitions à l'autre bout pour bouter les Jap'. Sur le panneau, on souligne que c'est une prouesse de fou: couper 10km d'arbre par jour, c'est un véritable boulot de bucherons! Il y avait une photo de l'équipe: des Amérindiens, des Chinois, des gros barbus, des maigres à lunettes, beaucoup de blacks aux dents blanches.
Le pingouin se rappelle de ce vieux qui l'avait pris avant le bus de l'armée. C'était un vieux briscard, un réparateur de BIG MACHINES qui font du bruit de la vapeur, un gars qui bidouille tout ce qu'il y a à bidouiller, et c'était très cher payé. Il a eu droit à tout un discours sur sa jeunesse, à l'époque où il travaillait sur la route, pour la route, il a créé une partie de l'âme du Snake. Il savait encore les moindres défauts de la route, les difficultés qui lui ont causé plusieurs rupture de fatigue, des cessions de la colonne vertébrale, des arrachages de bras, des engueulades entre les autochtones et les blacks. ET LE PLUS DUR, TU SAIS L'PINGOUIN, C'EST QUAND VIENT LA NUIT PARCE QUE TU SAIS JAMAIS QUAND ELLE FINIT, OU QUAND ELLE COMMENCE, CE PAYS EST FUCKE, CETTE ROUTE EST FUCKEE!

Le pingouin revint près du bus. L'Acadienne et son chum sont avec les chiens à l'intérieur. Il se met à poser sa tente (car un pingouin demeure dans un cocon quand il ferme les yeux).
Peu à peu, des sons se font entendre. D'abord ça semble grouiller mais ce n'est que le vent qui fait tout bouger, un tout petit peu. Puis un peu plus, et un peu plus. Le soleil es toujours en suspens mais il a du mal à s'accrocher. Il y a des gros piafs noirs qui planent, il entend l'air frotter sur leurs ailes, ce sont des avions noirs. Des brames qui couvrent le courant de la rivière. Des gémissements de bêtes qui crissent dans les arbres. Ça grouille comme dans une fourmilière et le pingouin reste calfeutrer dans sa tente.
Le pingouin dort comme un cochon d'Inde, comme un iceberg momifié.

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