vendredi 6 avril 2012

3.3 Jacques Poulain




LE VIEIL HOMME AU BORD DU MISSISSIPPI

Non loin de Davenport, sur la 80, ils respirèrent tout à coup une odeur spéciale. La Grande Sauterelle, qui était à l'arrière où elle écrivait une lettre à sa mère, se leva et vint s'asseoir à l'avant. Jack humait l'air et regardait de chaque côté de la route.
C'était une odeur humide et accablante, épaisse et comme un peu vaseuse, semblable à ce que l'ont pouvait sentir dans un sous-bois marécageux, un mélange d'eau, de terre et de plantes, une odeur boueuse et de mousse vieillie.
En arrivant à un pont, ils virent un cours d'eau très large avec des eaux très jaunes et lourdes; ils comprirent tous les deux et sans avoir besoin de se dire un mot que c'était le Mississippi, le Père des Eaux, le fleuve qui séparait l'Amérique en deux et qui reliait le Nord et le Sud, le grand fleuve de Louis Jolliet et du père Marquette, le fleuve sacré des Indiens, le fleuve des esclaves noirs et du coton, le fleuve de Mark Twain et de Faulkner, du jazz et des bayous, le fleuve mythique et légendaire dont on disait qu'il se confondait avec l'âme de l'Amérique.
De l'autre côté du pont, Jack prit une route menant à Davenport et, une fois dans cette ville, il dirigea le minibus vers les quais; ils aboutirent à un vaste terrain où se trouvaient un parc de stationnement et une gare maritime.
Devant eux s'étendait un quai où flânaient quelques clochards et un vieil homme qui regardait le fleuve; le vieux n'avait rien de spécial si ce n'est que sa peau brune et toute ridée lui donnait l'air très âge. Ils descendirent du Volks pour aller saluer le Mississippi. Il faisait chaud et humide et le fleuve roulait paresseusement ses eaux boueuses vers le Sud. Au bout d'un moment, Jack s'approcha du vieil homme et échangea quelques mots avec lui. Plus tard, lorsqu'ils eurent repris la route, il essaya d'expliquer quelque chose à la fille; c'était difficile de trouver les mots justes et il hésitait.
 - Chaque fois que... c'est toujours la même chose, dit-il, chaque fois que je vois un vieil homme au bord d'une rivière ou d'un fleuve, il faut que j'aille lui parler -c'est plus fort que moi.

La route qu'ils suivaient maintenant n'était plus la 80, c'était la 61 et elle n'allait pas vers l'ouest, elle allait droit au sud. C'était la route qu'ils allaient suivre jusqu'à Saint-Louis.
- Longtemps je me suis demandé pourquoi je faisais ça, poursuivit Jack. Je ne comprenais pas. Je voyais un vieil homme au bord de l'eau et, chaque fois, quelque chose me poussait à aller lui parler. Mais aujourd'hui, je pense que j'ai trouvé la raison.
Il se tut; il laissa la silence se prolonger et, finalement, la fille demanda quelle était cette raison.
- Maintenant que je veux le dire, ça me paraît complètement ridicule, dit-il.
- Ça ne fait rien, dit-elle.
- Voilà, dit-il. Ce que les vieux contemplent, quand ils rêvent au bord d'un cours d'eau, c'est leur propre mort; je suis maintenant assez vieux pour le savoir. Et moi, je m'approche d'eux parce qu'au fond de moi, il y a une ou deux questions que je voudrais leur poser. Des questions que je me suis pose depuis longtemps. Je voudrais qu'ils me disent ce qu'ils aperçoivent de l'autre côté et s'ils ont trouvé comment on fait pour traverser. Voilà, c'est tout.



Jacques Poulain, VOLKSWAGEN BLUES


(Comme une envie de chier, un gars décide de retrouver son frère. Il lui envoyait pleins de cartes postales il y a quelques années, la dernière vient de Gaspé, au Québec. Alors il y va, il prend une autostopeuse sur la route, et se rend compte que son frère s'est barré aux USA. Avec la fille, ils parcourent le continent américain dans un combi Volkswagen, un peu comme les premiers explorateurs Européens. Un bon mélange d'histoire, de trip, d'introspection. Le gars s'appelle quand même Jacques, comme Kerouac, Cartier, London... c'est plutôt cool de s'appeler Jack en fin de compte!)

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